Spencer City - Vendredi 2 juillet - 23 h 35
Mort, Dave Greenburg, allongé en plein milieu de Main Street, il ne l'était ni plus ni
moins qu'un type qui vient de passer plusieurs heures à se faire écrabouiller par
différents véhicules. Le corps, ce qu'il en restait, gisait à égale distance entre la
mairie et le poste de police. A juger de l'état plutôt délabré du cadavre, beaucoup
plus de voitures qu'on pouvait l'imaginer avaient dû l'écraser, cette nuit là, et sans
ralentir.
Ces détails, Franck Morgenstern ne les aurait sans doute pas notés si, un cas de force
majeure ne l'avait contraint à s'arrêter dans Main Street. Comme tous les conducteurs
qui l'avaient précédé dans la traversée nocturne de Spencer City, Morgenstern roulait
trop vite. Très vite.
Près de lui l'oreille collée au poste de radio, Majorie somnolait.
Comme les autres, mais lui avait une excuse, sa forte presbytie due à l'âge, il avait eu
le réflexe de lever le pied de l'accélérateur. Avec un certain retard cependant.
C'était tout à fait le genre d'incident à vous rappeler sans ménagement votre âge. Et
celui de votre passagère par ricochet.
Il n'avait pas freiné, ni tenté au prix d'une manoeuvre désespérée d'éviter ce qui
ressemblait à un tas de vieux chiffons. Il s'était contenté de serrer les dents et
d'encaisser deux soubresauts sourds au passage des roues sur l'obstacle.
Fidèle enfin, à tous ses petits camarades écraseurs de la nuit, il aurait, après avoir
rassuré Majorie, poursuivi sa route sans s'attarder si. Si le double choc n'avait été
suivi d'un sifflement et d'une embardée.
La voiture était entrée en dérapage pour finir par s'échouer en travers de Main
Street. Le tout dans un bruit d'enfer.
Le silence revenu.
"Qu'est-ce qui se passe ?"
Majorie était inquiète.
"Pourquoi t'arrêtes-tu ?"
Mâchoires contractées, sans répondre, Morgenstern s'épongea le front d'un revers de la
main, ouvrit la portière et mit pied à terre.
Le pneu avant gauche était crevé. Morgenstern se dirigea en soupirant vers le coffre.
"Mais que se passe-t-il Franck ?"
Répéta Majorie. Il jura à voix basse, le pneu arrière gauche était aussi crevé.
Morgenstern siffla doucement entre ses dents. Majorie passa la tête par la portière.
"On va pas passer la nuit ici ?"
Et comme il continuait à se taire, elle se répéta.
"On s'en va Franck ?"
"Non !"
Elle commençait à l'énerver. Il se pencha sur le pneu avant.
"Et tu sais pourquoi on s'en va pas ?"
Il se releva, brandit une paire de lunettes à la monture métallique tordue. Il pensait :
parce qu'on est dans la merde. Il réussit à se contenir et, indiquant les roues.
"Nous avons des ennuis."
Sa voix résonnait dans le silence de la nuit. Il examina le pneu arrière, passa sa main
sur la bande de roulement, recueillit quelques débris de verre. En regardant de plus
près il aperçut un morceau de papier coincé entre la gomme et la chaussée. Un billet
de cent dollars. Franck tourna la tête. Plusieurs billets de cent dollars traçaient une
ligne pointillée entre la voiture et ce qui de loin ressemblait à un amas de n'importe
quoi. Morgenstern avança, et il fit la connaissance de David Greenburg. Les
présentations furent promptes. Franck réalisa la gravité de la situation. Il se
trouvait coincé dans une saloperie de ville inconnue, en pleine nuit, avec un cadavre sur
les bras, deux pneus crevés, et Majorie. il regagna la voiture d'un pas las, s'installa
au volant.
"On s'en va ?"
Il trouva la force de répondre.
"Pas encore."
En même temps il cherchait une solution. Il se tourna vers Majorie.
"Tu vas m'attendre ici, pendant que je vais chercher du secours."
"Je ne veux pas rester ici toute seule ! Jamais de la vie ! J'ai peur !"
Morgenstern ne pouvait lui donner tout à fait tort. Il y avait quelque chose de
terrifiant dans cette aventure. De l'autre côté du pare-brise, Main Street s'étendait
à perte de vue, tel un décor de western, après la fermeture des studios quand le
dernier figurant est parti. Une lumière jaune et pauvre faite de néons colorés et
intermittents ponctuait le sinistre de l'atmosphère.
Franck décida d'agir.
"Tu n'as qu'à t'enfermer."
Conseilla-t-il à Majorie d'une voix peu assurée. Il ajouta en claquant la portière.
"Je reviens de suite."
En tout cas il l'espérait.
Il se dirigea vers le poste de police dont les fenêtres brillaient d'une lueur rose. En
passant près de David Greenburg toujours vautré sur le bitume, il évita de la regarder.
Ses yeux se portèrent sur une mallette au couvercle défoncé d'où quelques billets de
cent dollars caressés par la brise nocturne semblaient lui faire signe. Franck se
tétanisa une seconde et rejoignit la voiture.
"Combien avons-nous d'argent sur notre compte ?"
Majorie ouvrit la bouche.
"Et surtout , surtout ne pose pas de question."
Elle fouilla dans son sac, sortit un poudrier, un tube de rouge à lèvres, de la monnaie
et un relevé de la banque.
"Trois mille sept cent cinquante dollars, mais pourquoi ?"
"Je t'expliquerai plus tard."
"Et quatre vingt dix cents"
Acheva-t-elle tandis qu'il s'éloignait.
Il courut jusqu'à la mallette et préleva plusieurs liasses. Tout en avançant vers le
poste de police il acheva d'enfouir les billets dans ses poches. Il pénétra enthousiaste
dans le bâtiment. Les bureaux étaient complètement déserts et les portes toutes
ouvertes. Franck parcouru rapidement les deux étages de l'immeuble. Il dut se rendre à
l'évidence qu'il n'y avait personne. Il en fut soulagé. Il revint vers la voiture,
tendit les billets à Majorie.
"Qu'est-ce-que c'est ?"
S'étrangla-t-elle.
"Prends, et je t'en supplie, arrête de poser des questions."
"Je croyais que les banques fermaient à cinq heures."
Trouva-t-elle la force d'ironiser. En même temps, en femme bien organisée, elle rangeait
les liasses dans son sac, sans d'avantage s'étonner que son mari ait trouver une somme
pareille, en un lieu pareil, à une heure...
Morgenstern s'absorba à penser. Il lui fallait quitter cette ville aussi vite qu'il le
pouvait. Tôt ou tard, quelqu'un finirait bien par venir et les surprendre, mais comment
rouler avec deux pneus crevés ? Franck se souvenait de la réflexion du vendeur de sa
voiture qui affirmait qu'elle était robuste mais fragile.
"Y'a quelqu'un !"
S'exclama brusquement Majorie. Franck ressentit un frisson de terreur le traverser.
Terreur et soulagement à la fois. Impression diffuse.
"Où ?"
"Là !"
Précisa Majorie en désignant une fenêtre au premier étage d'un immeuble près d'eux.
Derrière les vitres une silhouette se dessinait. Blanche sur noir.
"Qu'attends-tu ?"
S'étonna Majorie.
"Tu n'y vas pas ?"
"Si !"
S'entendit répondre Franck, à contre coeur.
Il fit le tour de la voiture, pour venir se planter sous la fenêtre.
"S'il vous plaît !"
Cria-t-il. La silhouette se retira vivement.
"S'il vous plaît !"
Réitéra Franck tout en tambourinant la porte de la maison.
"Vous ne pouvez pas faire moins de bruit ?"
Franck leva la tête et aperçut un homme, le torse nu, penché à mi-corps par cette
même fenêtre.
"Ne pourriez vous pas nous aider, nous sommes des étrangers et nous avons des ennuis
?"
"Je suis payé pour dormir ici, pas pour aider les étrangers."
Il commençait à refermer la fenêtre, et se ravisa au dernier moment.
"Tout ce que je peux faire pour vous est de vous indiquer une station service, celle
de Fred Coppola, deuxième rue à gauche, pouvez pas vous tromper, c'est là où il y a
pas de lumière. Maintenant laissez moi dormir en paix, c'est pour cela qu'on me paye
!"
Cela dit il referma la fenêtre.
Franck demeura quelques instants sur le trottoir, le nez en l'air, partagé entre
l'étonnement et la stupéfaction. Il revint à la voiture.
"Enferme toi Majorie, je reviens."
"Je veux pas !"
Commença Majorie tandis que Franck courait vers cette deuxième rue à gauche.
L'homme n'avait pas menti, il n'y avait pas de lumière. La station était plongée dans
l'obscurité, et déserte, et vide absolument vide.
Franck, sans trop y croire, entreprit de fouiller tous les recoins du bureau à la fosse
à graissage en vain. Nulle trace d'un objet quelconque. Ni pneus, ni roues.
Franck rebroussa chemin. En passant devant une maison de style coloniale il entendit des
bouffées de musique et des exclamations. Il reprit espoir et gravit rapidement le perron.
Il stoppa à la porte. De l'autre côté du battant le silence se fit, puis une
conversation reprit à voix basse. Finalement la porte s'ouvrit.
"C'est à quel sujet ?"
Demanda avec un sourire taillé dans le bois un jeune homme à la tignasse ébouriffée.
"Excusez moi de vous déranger. Je suppose que vous aussi vous êtes payé pour
dormir et ne pas aider les étrangers, mais ma femme et moi sommes en panne à deux rues
d'ici."
"William, qui c'est ?"
Demanda une voix de l'intérieur.
"C'est rien, rien qu'un type complètement ivre."
"Excusez moi, mais je ne suis ni ivre, ni fou. Je suis simplement en panne,
et..."
"Tout ce qu'on peut faire pour vous, c'est de vous donner un bon coup à boire."
Derrière William, Franck distingua un couple vautré sur un divan, dans un coin qui lui
semblait être un cabinet de consultations médicales.
"Si le coeur vous en dit."
Offrit William en désignant le couple."
"Lui c'est Trent, et elle c'est Jean. Quand à lui..."
Il indiqua un rat écrasé, écartelé sur la table de soins métallique.
"C'est Dave Greenburg. Nous avons tout fait pour le sauver. Mais il y a des cas où
la chirurgie est impuissante. Elle, c'est la veuve, nous essayons de la consoler. Et dans
ce cas, il faut reconnaître que la médecine n'est pas impuissante du tout."
Hoqueta William tout massant la poitrine de la veuve. Malgré lui, Morgenstern voulut
s'empêcher de rouler des yeux effarés. Il battit en retraite sans cesser de s'excuser,
quand William lui lança au moment où il allait prendre ses jambes à son cou.
"Pour votre voiture, une seule adresse : Tilt House !"
"C'est un garage ?"
"Mieux que ça, c'est un garage, l'enfer, le paradis, Tilt House c'est tout ça à la
fois !"
Hurla William avant d'éclater de rire et de claquer la porte, brutal et désinvolte, au
nez de Franck.
Morgenstern courut jusqu'à la voiture et se réfugia dans l'habitacle. Il transpirait à
grosses gouttes.
"Il est toujours là."
Chevrota Majorie.
"Nous devons partir très vite ! Vite, très vite..."
Décida Franck, il se répétait comme pour s'appuyer sur les mots. Il avait la nausée.
Il tourna la clef du démarreur quand le rétroviseur s'emplit de la clarté de deux
phares éblouissants. Une voiture venait de s'immobiliser derrière celle de Franck, à
quelques mètres du cadavre de Dave Greenburg. Trois hommes descendaient de cette voiture.
Franck n'osait pas bouger. Il suivait dans le rétroviseur la progression des trois
hommes. Deux étaient bardés de fusils et de cartouchières, le troisième faisait
glisser un bâton sur le sol. Les trois hommes se penchèrent un instant sur le corps.
L'un deux se releva et expliqua quelque chose à un autre.
"C'est Greenburg, le caissier de la Fourth National Bank."
Puis les trois hommes, sales et pas rasés, avancèrent vers la voiture de Franck. Majorie
et Franck étaient paralysés d'effroi. Les trois hommes s'encadrèrent dans la vitre
contre laquelle il frappèrent. Franck hésita une seconde puis se résigna à baisser la
vitre.
"Salut !"
Dit l'un des hommes, un type au regard absent qui affectueusement prit ses compagnons par
les épaules.
"Nous sommes les Sam."
L'homme qui parlait était aveugle.
"A Tilt House, nous nous occupons de la chasse."
"Bonsoir, Sam."
Parvint à balbutier Franck.
"Je m'appelle Morgenstern et voici mon épouse, Majorie. Nous sommes de passage,
et..."
"Ne parlez pas trop vite, il faut me laisser le temps de traduire."
Il désigna ses compagnons.
"Samuel est sourd, moi Ankie, je suis aveugle et Math est muet."
C'était, pour eux, toujours un jeu de se présenter. Math souriait, il ne pensait que du
bien et voulait le montrer. Petit et sec, le fusil de chasse paraissait plus grand que
lui.
"C'est le plus bavard des trois, si je le regarde, on est parti pour deux heures de
discussion au milieu de Main Street."
Ankie avait le visage plus fermé, taillé dans l'inquiétude. Il était plus grand et
musclé et portait un solide bâton de la même taille que lui.
Samuel était presque aussi grand, un beau visage noir exprimant l'indifférence.
"Samuel ne peut écouter que ce qu'il voit."
Conclut Sam l'aveugle en guise de présentation. Aussitôt le petit jeu de mains auquel
Franck avait déjà assisté recommença.
"Vous avez des ennuis ?"
Demanda Sam.
"Le mot est faible."
Bafouilla Franck.
"Nous..."
Il préféra se laisser aller, sans savoir pourquoi il sentait qu'il pouvait avoir
confiance en ces trois hommes.
"Je suis terrifié."
Sam traduisait, et les trois hommes éclatèrent d'un rire silencieux.
"Est-ce que votre voiture peut encore rouler ?"
Demanda Sam.
"Oui, mais à faible allure."
"Très bien, vous allez nous suivre."
"Et... Lui ?"
Déglutit Franck en indiquant du pouce, et sans se retourner, la bouillie informe collée
à la route, quelque part entre sa voiture et celle des Sam.
"C'est Greenburg, Dave Greenburg."
Expliqua Sam.
"Qui ?"
Demanda Majorie.
"Le type, là, sur la route."
Précisa Franck angoissé, il pensait à Dave Greenburg, le rat.
Majorie se retourna.
"Quel Type ?"
Brusquement elle réalisa.
"Oh non, ce n'est pas..."
"Non ce n'est pas, c'était pas un homme."
Trancha Franck.
"Nous avons déjà de la viande dans le coffre. Quelqu'un s'occupera bien de lui
!"
Dit Sam en souriant.
"Nous passons devant, suivez nous."
Ils regagnèrent leur voiture où se trouvait le produit de leur braconnage et
manoeuvrèrent, en évitant soigneusement Greenburg, pour se placer devant la voiture de
Morgenstern. Les deux automobiles démarrèrent, celle de Morgenstern cahotait.
"Tu l'as tué ?"
Demanda Majorie.
"Non, il était déjà mort."
"Tu as écrasé un mort, et tu lui as pris son argent."
Elle soupira.
"Ca ne va pas nous porter bonheur, crois moi, ça ne va pas nous porter
bonheur."