Après l'épilogue.
Vous leur direz qu'il neige au nord de Brownsville ! Que les orangers ne seront pas en
fleur cette année dans le Sud, que la région est toujours aussi belle mais que cela fait
drôle d'entendre les gens parler de se chauffer. Morgenstern ferait peut-être la
commission s'il arrivait, avec Majorie, à passer le réseau de barbelés et à déjouer
la surveillance des miradors, à traverser les barrages de la police sans être pris et
ramenés à Tilt House.
Il faisait très froid et la neige crissait sous les pieds de Angie. Un étrange petit
matin plein de brouillard où la seule façon de se diriger était de suivre le chemin qui
menait à la deuxième tour de surveillance, là où se trouvait le rosier de
l'indépendance planté à l'entrée du territoire le lendemain même de l'évènement:
l'indépendance. Trois branches avaient poussé en deux ans et peut-être que d'ici dix
ans les épines de ce rosier se confondraient aux pointes tordues des barbelés. Angie
entoura l'arbuste d'une couverture de paille. Du poste de police lui parvenaient les
conversations des gardes. Elle comprenait mal ce qu'ils disaient. Les hommes de la 23º
Légion parlaient presque tous l'américain mais avec un fort accent chinois. Paul, son
mari, l'appela à quelques mètres. Ils se reconnaissaient toujours, même dans la nuit.
Elle sourit...
En voiture Nach avait déposé Butch et Farrow, l'ex-maire de Spencer City, à l'entrée
du camp. Sans résultat, ils avaient rencontré le représentant du gouvernement, ils
avaient demandé le droit pour les habitants de Tilt House, de traverser le sol des Etats
unis d'Amérique. Une fois de plus le gouvernement avait répondu que l'indépendance
était peut-être acquise mais que la reconnaissance de l'Etat de Tilt House était une
autre chose. Il n'était pas question de reconnaître cet Etat ni même d'autoriser ses
habitants à utiliser un couloir sur le sol américain pour qu'ils se rendent vers le bord
de la mer.
Depuis deux ans les pourparlers se trouvaient dans une impasse. La situation
géographiquement fermée de Tilt House ne permettait pas à ses résidents de se rendre
à l'étranger. Certains membres de la communauté avaient demandé leur extradition.
Aucune raison ne put être trouvée pour qu'un des habitants recouvre sa nationalité
américaine. Sur cinq mille trois cent habitants, trente seulement avaient quitté le
territoire. Trente ouvriers mexicains, réfugiés pendant les événements qui
précédèrent l'indépendance, purent s'en aller, réclamés par le gouvernement
mexicain. Aucune nouvelle ne parvenait : les ondes radios étaient brouillées. Butch et
Farrow, les deux seuls autorisés à quitter le territoire, étaient trop étroitement
surveillés quand ils rencontraient Nach, l'observateur du Pentagone. Un agent de la
C.I.A. était toujours présent lors des rencontres.
Neuf personnes essayèrent, pendant ces deux années, de s'évader. Neuf personnes
étaient revenues sur une civière. La couverture sur la tête, par dessus les cheveux.
Trois d'entre elles avaient été envoyées pour prendre contact avec un pays étranger et
faire savoir qu'il se passait quelque chose dans le sud des Etats Unis d'Amérique. Qu'il
se passait quelque chose sur un petit territoire de six mille hectares entouré de
barbelés et de miradors.
Au début, après que les habitants se soient habitués à l'idée de ne pouvoir circuler
librement, la Fédération confirma un certain nombre de règles orales. Chaque décision
devait être prise à l'unanimité. L'exclusion d'un individu, de la Fédération, fut
interdite car impossible à réaliser, les gens ne pouvant choisir entre partir ou rester
: ils étaient là et ne pouvaient aller ailleurs. Les étrangers pris sur les lieux
pendant l'indépendance eurent d'abord le titre d'invités, ces invités étaient de fait
des membres de la Fédération.
... Elle sourit.
Dans le brouillard la voix de Paul l'appelait. Elle répondit à son appel et fit quelques
pas en direction du poste. Paul et Farrow venaient vers elle.
"L'entrevue a été encore plus courte que la dernière fois. Il ne nous a même pas
laissé nous asseoir. Par contre, Nach pendant notre retour, a pu me faire comprendre
qu'une révolte avait éclatée dans une communauté indienne."
Farrow intervint :
"Je passe devant, les représentants des communes doivent être arrivés."
Il s'éloigna d'un pas rapide.
Angie prit Paul par la taille. Ils étaient restés semblables à eux mêmes depuis
toujours.
"Frank et Majorie Morgenstern font leur derniers préparatifs d'évasion. Ils
s'engueulent toujours autant dans ce monde à eux, un monde de petites choses, parlant de
leur avenir comme au jour de leurs noces. Ils ont même prévu une bouteille Thermos avec
du café, pour la route ! Quand je pense à ce qui les attend de l'autre côté !"
Angie secoua la tête. Le départ du vieux couple la peinait.
"Ils ont travaillé toute leur vie pour avoir leur petit magasin dans le New Jersey.
Qui ne ferait pas la même chose à leur place ?"
En bavardant ils étaient arrivés devant l'usine désaffectée. Franck et Majorie se
tenaient timidement à l'entrée de la salle où avait lieu la réunion. Ils s'étaient
habillés comme des touristes. Franck portait son appareil photo en bandoulière, et
Majorie portait à son bras un panier de pique-nique. Macho se trouvait près d'eux. Le
vieux péon plaisantait et se moquait gentiment pour les distraire. Macho était resté
après l'indépendance, il n'avait personne au Mexique. L'aventure de Tilt House le
passionnait. Majorie s'avança vers Butch.
"Vous allez nous aider ?"
Elle tordait ses doigts nerveusement en s'adressant à Paul.
"Tout le monde est avec vous Majorie."
Majorie se tourna vers Franck.
"Tu vois bien qu'ils vont nous aider !"
Franck était buté.
"Depuis le début ils nous ont aidé ! Grâce à leur aide nous sommes prisonniers
ici depuis deux ans."
Il regarda Paul un peu en dessous.
"Vous prendrez soin de ma voiture. Nous l'avons depuis 47, et jamais elle ne m'a
quitté."
Les deux amours de Franck étaient sa voiture et son magasin. Majorie n'en était pas
jalouse. Tant que Franck rêvait de sa voiture et de son magasin...
Ils pénétrèrent dans la salle de réunion. La discussion était vive. Les
représentants des communautés voulaient unanimement que quelque chose soit fait. La
Fédération de Tilt House ne pouvait rester plus longtemps dans cet isolement. Demain
leurs gardiens pouvaient entrer sur le territoire et prendre la direction de la
Fédération. Herbie Farrow eut un mal fou à prêcher le contraire. Vingt fois il
béguéya.
"Messieurs !"
Vingt fois on le coupa.
"Aïe !"
Tout le monde se tut à ce cri déchirant de Herbie Farrow. Herbie, l'ex-maire devenu
simple citoyen d'une des mille communes de Tilt House, avait gardé de vieilles habitudes
de sa notoriété passée. Il utilisait toujours une série de trucs pour prendre la
parole. Son coup favori consistait à sortir précipitamment de la salle comme si un
événement grave venait de se produire et de rentrer presque défaillant. Une brique qui
traînait toujours par là et par hasard, lui servait alors à demander la parole. Là,
sans le faire exprès, il s'était écrasé les doigts. Il défaillait réellement, la
main très haute dans un geste pathétique. Il secouait celle-ci comme s'il voulait s'en
défaire.
"Hé ! Fils de pute ! Qu'est-ce que tu voulais nous dire exactement ?"
Seul Warms connaissait suffisamment l'ex-maire pour savoir qu'il en rajoutait des kilos.
Herbie se détendit avec un sourire, et la salle partit dans un éclat de rire général.
Une fois de plus Herbie avait défendu chèrement son droit à la parole.
"Messieurs !"
Tout rond, les mains levées comme un chef d'orchestre, sur la pointe des pieds, Farrow
allait prendre la parole. Une véritable crise de fou rire secoua l'assemblée. Personne
ne venait aux réunions quand Farrow n'y était pas, tous étaient trop habitués à son
numéro.
"Laissez-moi parler... Je propose la réunion de toutes les communes devant le lac,
trois hommes sont morts, et toi, Warms, tu es bien placé pour savoir que c'est impossible
de passer la frontière."
Warms était responsable des évasions, le comble pour un ancien shérif ! Il savait que
Farrow était dans le vrai.
"En plus une chose nous inquiète, Butch et moi. La plupart des soldats sont chinois.
Seul l'encadrement reste américain. Nach, l'ami de Butch, parait de plus en plus inquiet.
Il semblerait que les Etats Unis et la Russie veulent ne constituer qu'un seul
état."
Tous les visages devinrent graves. Cela voulait dire que du bordel et de l'anarchie
capitaliste, les Etats Unis avaient débouchés sur le totalitarisme. Que des tas de gens
pas d'accord, comme eux, devaient se trouver dans des camps, un peu comme eux. Pour la
majorité la question était posée et il fallait y répondre. Tout le monde fut d'accord
pour aider Franck et Majorie à s'évader de la maison qui penchait drôlement.